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Moro Jeremy


Nos secrets communs

 

Nos secrets communs

 

 

Voilà, il ne me reste plus qu’à traverser le couloir. Ce fameux couloir qui nous distingue et qui nous condamne. Celui qui s’impose à nous en exposant nos tremblements, nos larmes et nos déchirements. Cette lumière jaunâtre émise par des néons d’un autre temps, cette senteur dolente insufflée d’arômes chimiques m’étranglant l’estomac, ces bruits stridents qui resserrent ma vue et accentuent mes pattes-d’oie. Voilà ce qui, pour l’instant, nous sépare. Mais, même si je dois traverser ce couloir entièrement, je devrais m’en réjouir. Cette étape est encore supportable. Allez, faut y aller… Je me lance.

 

Premier pas. Sans le vouloir, je passe un chariot rempli de seringues, masques chirurgicaux et produits désinfectants. Deuxième pas. Mon regard est attiré par des tâches bistrées sur la parure de lit d’un brancard. Troisième pas, un infirmier et deux infirmières très pressés m’effleurent l’omoplate en me dépassant de nulle part. Oh non, j’espère qu’ils ne se dirigent pas au fond du couloir. Figé, je n’arrive plus à lever mes jambes. Je les suis du regard tel un enfant perdu tentant désespérément de découvrir le visage de cette silhouette instinctivement familière aperçue au loin. Capturé dans cette atmosphère écrasante, mes inspirations s’engourdissent, ma tête se désemplit et mes pensées se nécrosent. Faites qu’ils n’atteignent pas la seule chambre dont la porte est toujours close. Presque arrivés au fond, ils tournent brusquement à gauche et pénètrent dans une pièce à la porte entre-ouverte. Quel soulagement. L’air redevient respirable. Un éclat de satiété me ranime. Je peux continuer ma traversée. Quatrième pas. Je me rapproche. Instantanément, mon désarroi reprend le dessus. Stop. Ressaisis-toi. Respire profondément. Tout va bien. Cesse de réfléchir autant. Cinquième pas, sixième pas, septième pas, huitième pas, neuvième pas, dixième pas…. Je ne peux m’empêcher de jeter des coups d’œil dans les chambres que je passe. Pourtant, je sais bien que c’est indiscret, mais ça me rappelle que nous ne sommes pas les seuls à être passés par ce maudit guichet. Allez, la tête droite et le regard fixé sur l’horizon. Laisse-toi bercer par les cris de douleurs que t’entends, ceux-là sont encore mignons. Dix-neuvième pas. Vingtième pas. Allez, t’y es presque. Vingt-et-unième pas. Vingt-deuxième pas. J’y suis.

 

Inspire. Ça va aller. Ce n’est pas la première fois. Ça fait deux printemps maintenant. Expire. Une nouvelle fois je me retrouve ici, devant cette porte qui m’angoisse tant. Comme d’habitude, la poignée est complètement gelée. Je sais déjà que depuis la dernière fois rien n’a changé. Pourquoi suis-je ici alors ? Je suppose que c’est parce que je ne suis pas n’importe qui à ses yeux, il ne l’est pas non plus aux miens. Et pourtant, je n’arrive pas à franchir le pas de cette porte. Ou du moins, je n’y arrive plus. Parce qu’on ne s’y habitue pas. Pire même, maintenant je sais ce qui surviendra :

 

D’abord, nos regards se croiseront. Je m’efforcerai de fixer le mien au sien afin d’éviter de le dérober de son humanité. Mais je verrai bel et bien tout ce qui l’entoure. Toutes les machines auxquelles il est branché, toutes les poches remplies de liquides ensanglantés, tous les câbles qui s’enfoncent dans sa chair, ou encore toutes les boites de médicaments entassées dans le coin d’une étagère. Ces visions accablantes me feront questionner la tangibilité du présent. Est-ce que son existence se résume à ça désormais ? Ou serais-je en train de me perdre dans cette immense matrice émotionnelle falsifiant ma perception de la réalité ?

Ensuite, je me rappellerai de ce qui un jour a été. Des souvenirs enchantés enterrés sous d’épaisses couches de simulacres. Ces fameux simulacres qui permettent aux autres de me situer, de m’identifier, mais qui moi, m’éloignent de qui je suis réellement. Parce que ce qui me définit réellement ce sont ces souvenirs. Ceux auxquels je m’accroche quand j’ai l’impression de me laisser rattraper par les impératifs structurés et structurants. Cette étape me fera le plus souffrir parce qu’elle accentuera le drame au présent.

Finalement, pour compenser la matérialité de cette immense souffrance, mon cerveau fera appel à de la résignation teintée d’une touche d’optimisme. La vie est ce qu’elle est, on ne peut rien y changer. Profite de l’instant présent, au moins il est encore vivant.

 

Mais, tout cela est épuisant. Rien qu’en y pensant, les émotions passées rejaillissent de mes entrailles comme une épaisse coulée de lave se frémissant un chemin entre toutes les failles et crevasses de mon être pour venir s’agglutiner à la surface de ma conscience et dévaler les pentes de mes pensées en emportant tout sur son passage. Je suis perdu. Ais-je le droit de me sentir ainsi ? Je ne sais pas. Parce que ce n’est pas moi qui suis malade. Ce n’est pas moi qu’on cisaille, qu’on charcute et qu’on maltraite avec soin. Ce n’est pas moi qui suis allongé depuis des mois sans même pouvoir ressentir mon propre poids. Ce n’est pas moi qui sent mon corps dépérir et mon avenir s’assombrir. Je ne suis qu’un simple spectateur. Certes au premier rang, mais tout de même un spectateur. N’est-il pas égoïste de ma part de souffrir à ce point ? Parce que peu importe à quel point je souffre, il souffre nécessairement plus. Mais voilà, toute la subtilité de mon désespoir réside dans le fait qu’il ne dépasse pas mon imagination. C’est justement parce que mon supplice est invisible que j’arrive à le tolérer. Je ne sais pas ce que je ferais s’il s’étendait au-delà de mon être. Parce que ce ne serait pas juste à son encontre, il souffrirait davantage sans jamais l’admettre.

Dans un monde définit par l’absurdité, notre existence ne prend sens qu’en y apposant notre propre interprétation de ce qu’elle devrait être. Jamais je ne pourrais accepter que le sens que je lui donne est celui d’un chagrin contagieux. Me voilà donc condamné à devoir souffrir en silence, à ravaler chaque reflux de peine qui tenterait de s’échapper dans une tentative d’aveu. Quand je suis à ses côtés en tout cas. Je pourrais aussi lui dire que s’en est trop pour moi, qu’on ne peut plus se voir. Ou plutôt que moi je ne peux plus le voir. Mais quel genre de personne serais-je ? Si je délaisse celui qui a toujours été là pour moi et qui m’a tout donné, je ne mérite rien. Même pas de respirer…

 

J’ai beau me pincer, mais rien n’y fait. Me voilà toujours en face de cette porte. Elle nous sépare, pourtant je te vois. Malheureusement, pas comme avant. A présent, t’es allongé dans le coin d’une chambre maussade aux murs délavés et au sol adhérent. Jamais je n’aurais cru devoir affronter de tels moments aussi rapidement. Pourtant, je sais bien que tout cela est dérisoire. Que certains n’ont même pas la chance de pouvoir vivre ce genre d’événements. Mais je n’arrive pas à m’y faire. Je me dis qu’il y en a bien assez qui ne les subiront jamais. Je les envie. Pourquoi toujours vouloir ce qu’on n’a pas. Parce que nous avons tout de même un passé joyeux en commun. Tu m’as vu grandir, je t’ai vu vieillir. Mais je ne peux m’empêcher de me dire que tu ne verras pas la personne que je suis, mais surtout que je vais devenir. L’être que tu as forgé par ta propre volonté. Même inconsciemment. Je t’ai observé, imité et admiré. Tu t’es acharné, sacrifié et abandonné. Pour moi, pour nous. J’ai toujours été là, les yeux grands ouverts parce que je voulais faire comme toi. Je voulais être toi. Aujourd’hui je suis obligé d’être toi, mais je ne veux pas. Comment accepter d’avoir été ma propre priorité pendant tout ce temps où tu faisais encore preuve d’une formidable dextérité. Comment accepter l’idée de perdre son pilier, celui qui est toujours enchanté de nous porter. Que s’est-il passé ? Après tant d’efforts et de temps investis, tu pouvais enfin goûter à la liberté offerte par cette vie. Puis, le destin s’en est mêlé et a décidé de te flétrir sauvagement des racines jusqu’aux pétales. A croire que l’existence est dépourvue de toute justice fondamentale. D’ailleurs, je pourrais décider d’abdiquer, de m’effondrer en sanglots juste ici à quelques centimètres de toi sans même que tu entendes ma voix. Mais, cela me ferait perdre du temps. Et ce temps, j’en ai besoin pour lutter. D’ailleurs, plus je lutte intensément, moins de temps j’ai à te consacrer. Ça suffit maintenant. Une nouvelle fois je suis rattrapé par mes propres tourments. Mais la victime c’est toi, pas moi. Il est temps d’arborer mon plus beau sourire et de franchir cette porte. Allez, comme autrefois. 3, 2, 1….

 

 




Submitted: 13:56 Sun, 24 March 2024 by : Moro Jeremy age : 26