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Lambert Cédric


Père Lachaise Tango

Le métro démarre, son moteur siffle et s’enfonce dans le noir d’un grondement vertigineux. Il vole au passage le bruit des pas empressés de notre protagoniste. Celui-ci cherche les indications pour les sorties, voit un panneau brun le long des noms de rue bleus et se laisse guider par l’info touristique. Dans les escaliers il prend deux marches à la fois, dans les escalators il serre à gauche et dépasse tout le monde d’un air désabusé – parce que ça ne fait que deux jours qu’il est là, mais cette habitude-là, il l’a déjà chopée – parce qu’il ne faut jamais perdre une minute, c’est ce rythme qu’impose le métro lorsqu’il grignote la ville sous nos pieds, qu’il fait de nous les esclaves des sifflements de ses alarmes, du broyage de ses portes et de sa course sans haleine – parce que ça fait moins touriste, de courir, même si c’est courir pour aller nulle part, pour se promener tout calmement une fois hors de ces tunnels en acouphènes temporels.

À tout ça, le protagoniste ne pense pas, évidemment. Il saute dans la ville à ciel ouvert, à l’oxygène condensé en pots d’échappements qui chevrottent autour de ses oreilles. Le soleil luit sur l’asphalte encore humide, les immeubles sont pâles. Plusieurs cafés entourent le carrefour. Lorsqu’il traverse la rue il n’a pas le temps d’analyser si ce sont des attrapes, les chaises en osier ne sont qu’un indice superflu. Mais il se doute bien qu’il voudra se poser pour un café tantôt, histoire de vivre sa condition de citadin de manière performative, un livre à la main.

Après s’être faufilé à travers une porte étroite, il s’imagine coupé de la ville. Il veut se sentir à l’aise. À l’air frais. Le monde entre parenthèses, ou dans les parenthèses du monde, peu importe. Ses pas avancent sur les pavés humides, des arbres bordent le chemin, des tombes rythment son avancée. Famille pavé, famille torchon, famille roue. D’autres gens se promènent, fascinés tout comme lui par le spectacle de la mort. Famille tronc, famille cimetière, famille pelle. Il s’arrête un moment, se retourne. Derrière lui, la ville semble loin, déjà. Des gens se promènent dans les allées latérales. Devant lui, les escaliers sont vides. Ils l’attirent, comme dans un film. Il entend le frottement de ses chaussures, marche par marche, sa respiration, semblable à celle du vent.

En haut, la porte du premier caveau est entrouverte. Dedans une chaise, sans pieds, le cul par terre. Un vieux gobelet de café et une bouteille en plastique Ice Tea. Il trouve ça drôle. Sa main se lève vers la banane accrochée en travers sur sa poitrine, ses doigts font glisser la tirette. Il hésite. Puis sort son portable de la pochette et prend une photo.

 

Tu continues ton chemin. Tout s’est apaisé finalement. Plus un bruit de la ville, plus ce grondement du métro que tu pensais être installé pour de bon dans tes oreilles. Plus un toit au-dessus des cimes des arbres, même quand tu te lèves sur les doigts de pieds. Plus de gens. Plus rien. Enfin. Tu avances et tes chaussures s’embourbent dans tes pensées. Des pensées libres. Tu parles à ton grand-père. Tous ces morts, ça te fait penser à lui. Et ça te fait sourire, surtout tu as honte quand une larme coule sur ta joue.

Tu l’imagines marcher à côté de toi, le dos plié, s’arrêtant tous les trois ou quatre pas pour ramasser ses mots. Les mots qu’il ne trouve plus, ou qui ne le trouvent plus, qui dérapent et décampent. Et lui, nu, sans ses mots. Nu, dans son corps trop grand qui ne sait plus où se mettre pour échapper au poids du monde.

Un coup de vent fait valdinguer des feuilles le long de l’allée. Et dans leur vol-plané elles se transforment en tombes, minuscules bouts de marbre qui pleurent des fontaines arides. Tu te retournes et tu les regardes disparaître entre les arbres. Tes pieds se remettent en route et le reste de ton corps flotte au-dessus malgré-lui. Ton grand-père ne marche plus à côté de toi.

 

Un bruit te fait sursauter. Il te semble que ça fait longtemps qu’ils n’ont plus existé, les bruits. Dans une allé parallèle, un corps t’observe. Ça fait longtemps qu’ils n’ont plus existé, les corps. Une vieille dame te reluque, comme un chien de chasse. Elle tient un balai à la main. Un foulard refermé sur ses rides et ses yeux en cristal. Les mains se crispent autour du manche en bois, les veines craquent. Puis elle pousse un hululement strident. La barre de ses lèvres se transforme en dents pointues à la langue noire visqueuse. Elle fait un pas. Plus bas dans l’allée. D’autres vieilleux apparaissent. Tu veux bouger, ton corps semble inexistant, mais pas pour autant invisible. Iels brandissent leurs balais aux canines pleines de mousse et de sable et galopent vers toi.

Le vent souffle à nouveau, les feuilles tombent vers les pavés et à leur impact se reconfigurent en roues de bicyclettes, elles dévalent la colline, leurs coups sur les pavés sont des tintements de cloches creuses. Elles sifflent autour de tes oreilles et vont s’effondrer contre l’armée de vieillards. Ton corps se défait de son immobilité et tu déguerpis.

 

Au prochain carrefour quelqu’un t’attend. Un gros manteau duquel sortent des jambes en coton-tige qui s’arrêtent dans des sabots de bois. Au-dessus, une tête de mannequin, un sourire plastifié, le nez trop pointu et le regard vide. Tu t’arrêtes et tu l’observes. Ton corps et néant, alors que tu viens de courir, pas de feu dans les poumons, rien. Plus d’organes. Plus personne d’ailleurs, nulle part. Juste cette étrange créature et tu te dis qu’il ne te reste rien d’autre à faire que de la suivre. Et comme si tu avais prononcé ces paroles à voix haute, la créature se met à courir, de ses étranges pas de danse, ballet de coton-tige au claquement de bois, avec les manches de la redingote qui ballottent comme des accordéons. Tu la suis, tes pieds flottent sur les pavés, le paysage se brouille autour de toi. Vous montez toujours les allées. Vous passez une clairière plane, le vert-dorée de la pelouse est entrecoupée de croix aux photos de bébés. Tu as à peine le temps d’avoir peur de te faire pourchasser par des bébés piranhas que vous êtes déjà dans une forêt sombre, les arbres sont des stèles de marbre qui se perdent dans le ciel. L’épouvantail des morts pirouette devant toi, ses pas résonnent entre les troncs comme des gouttes de pluie sur un lac de cristal.

Vous continuez toujours, la forêt devient une jungle aux ruines de temples pompeux. Les mausolées en effondrement se dressent hors de la végétation. En pleine course, les coton-tige s’évaporent. Les sabots s’arrêtent net, le manteau plane vers le sol et la tête en plastique roule par terre. Tu l’observes sans comprendre. Puis tu t’approches et tu agenouilles pour caresser son crâne aux cheveux d’hérisson. Puis tu continues. Les tombeaux bordent le chemin avec toujours la même inscription.

 

Ci-git le brouillard, étouffé dans le bec des pots d’échappement.

 

Dans une allée parallèle tu crois distinguer le sautillement de coton-tige. Tu lui souhait tout le bonheur. Il te semble entendre la ville, où la sentir. Au loin. Au loin des gens, des visages, des pas. Tes doigts font s’ouvrir la tirette de ta banane et se glissent dans la poche. Tu regardes l’écran de ton portable, tes photos prises. Et à travers les portes entrouvertes, assis le cul par terre sur une chaise sans pied, de mon vieux corps qui marche hors du poids du monde, je te fais un grand sourire.


 




Submitted: 20:18 Sun, 24 March 2024 by : Lambert Cédric age : 23