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BEAU Antony

La maison abandonnée

La maison abandonnée :

 

Elle se sentait si seule, la maison abandonnée. Sa dernière occupante était une dame âgée et seule qui avait rendu l'âme par une belle soirée d'été. Les années avaient passé et personne ne s'était installé dans la maison depuis. Hérissée de flèches et lanternes, elle se dressait tel un fier pic au milieu du bocage silencieux. Elle y était pourtant d'humeur plus mélancolique que bucolique. Qui pouvait dire que des gens avaient vécu ici ? Qui pouvait se souvenir de la fumée sortant de la cheminée, de la douce lumière aux fenêtres, des voix et rires d'une famille réunie ?

 

La silhouette que l'on pense apercevoir derrière une fenêtre brisée se révèle n'être qu'un rideau déchiré. La douloureuse étreinte de la végétation rampante sur ses murs effrités tenait plus du mariage forcé que de l'heureuse union. Rongé par la rouille, le cadenas ne protégeait plus vraiment l'imposante grille vermoulue et la boîte aux lettres avait été gavée jusqu'à l'asphyxie.

 

À l'intérieur, rien ne semblait avoir bougé depuis des années. Des pièces entières étaient recouvertes d'une épaisse couche de poussière qui paraissait imperturbable. Les délicats parfums de terre humide et de moisissure embaumaient la misérable masure. Les craquements des planchers étaient comme les plaintes et soupirs d'une vieillesse qui n'en finissait pas ; parfois, au détour d'un couloir, une pièce s'était effondrée sur celle du dessous. Figée pour de bon, les pneus à plat, la Citroën Dyane n'avait pas l'air capable de s'extirper de sa torpeur pour arpenter de nouveau les routes. Partout le pesant silence n'était ni apprécié ni interrompu par quiconque.

 

Dans la bibliothèque, les livres empilés brunissaient chaque jour un peu plus dans l'attente du jour où on les ouvrirait, qu'ils exhalent ainsi cette odeur si particulière. De fines craquelures étaient apparues sur la peau des poupées de porcelaine ; les jeux et rires d'autrefois les avaient pourtant laissées intactes. Abandonné par les hommes, le crucifix fixé au mur n'avait pas renoncé à les guider à nouveau vers la foi.

Dans la salle à manger, la table pouvant accueillir dix convives n'était apprêtée que pour un. Plus un vivant n'avait croisé le regard sévère du patriarche trônant dans son tableau surplombant la pièce. Les aiguilles figées de l'horloge vétuste indiquaient à perpétuité l'heure juste encore deux fois par jour. La svelte veste affalée sur une chaise en avait fini par oublier les sensations procurées par la pluie, le vent ou le soleil de longues heures durant.

 

Ce silence et cette absence de vie n'étaient toutefois qu'apparence : dans le moindre recoin, de la cave au grenier, c'est la vie qui s'étendait, fourmillait et prospérait.

Logeant là, le las loir lancinait langoureusement tandis que la Chouette chevêche cherchait chaleureuse charpente. Musaraigne, hérisson, renard, écureuil : autant d'hôtes de marques que la maison savait recevoir avec gîte et couvert.

Des chauves-souris somnolaient sous les tuiles, attendant le crépuscule qui signait le début de la chasse aux insectes. Dans la remise, des générations d'hirondelles avaient édifié leurs nids et élevé patiemment leurs petits de leur vol frêle et élancé. L'effraie hantait la grange, telle une apparition. Sa silencieuse présence semait angoisse et épouvante parmi les légions de rongeurs grattant, grignotant et ratissant combles et cloisons. Sous le porche infesté par la broussaille, luisaient au soleil les écailles de la nonchalante couleuvre, qui s'était investie nouvelle patronne des lieux.

 

Loin de la scène et de tous ces premiers rôles évoluait également une foule de figurants à six, huit ou mille pattes : carabes, chrysopes, sphinx, poissons d'argent, iules, scrutigères et lithobies ou araignées épeire, tégénaire ou recluse ; autant de petites bestioles se délectant de poussière, de pollen ou des autres bestioles. Les dentellières à huit pattes filaient leur délicate soie dans chaque encoignure ; moucherons, mites et autres insectes venaient en nombre admirer leur travail de près. Lorsque les résidents sont modestes, la maison est bien assez grande.

 

Plutôt discrète le jour, toute cette faune s'éveillait la nuit à la lueur des vers luisants et faisait vibrer le bocage de cris, appels, plaintes, chants, croassements, stridulations, bruissements, courses et poursuites. Leur présence faisait une merveille de chaque instant du jour et de la nuit. Ainsi, tous ces petits habitants la ravissait et elle se sentait moins seule, la maison abandonnée.


 




Envoyé: 14:49 Sun, 5 December 2021 par: BEAU Antony